Extraits de la lettre AFC 151 (février 2006)
Nous sommes fin 2005, Jimmy Glasberg vient de nous présenter son film " 9m2 pour deux " (sortie le 1er février).
Ce
film co-réalisé avec José Césarini est tourné en prison. Il a été mis
en scène dans un décor de cellule reconstitué en studio à l’intérieur
de la prison des Baumettes à Marseille. Jimmy Glasberg et José Césarini
ont donné la caméra aux détenus.
Diane Baratier : Comment est venue l’idée de ce projet ?
Jimmy Glasberg : L’idée de ce projet m’est venue avec l’arrivée des caméras mini DV.
Ces minis caméras m’ont tout de suite intéressé parce que je retrouvais
dans leur ergonomie les qualités des caméras " portées " du début de ma
carrière. Je me suis très vite rendu compte qu’avec ces nouveaux
outils, on pouvait filmer d’une manière très différente. Le " Dogma "*,
au Danemark, a suivi de très près l’apparition de ces caméras. Plus
tard, j’ai tourné trois films comme opérateur sur lesquels j’ai
expérimenté ces petites caméras. Toujours à la même période, une
étudiante de Louis-Lumière, Céline Pagny, m’a demandé d’être son
directeur de mémoire sur son sujet d’étude : La caméra poing. Quand
j’ai commencé ma carrière d’opérateur en 1960, je tournais en 35 mm
avec des caméras de poing, on utilisait la Bell & Howell Eyemo, et
la Le Blay avec viseur clair **.
Je connaissais donc bien le sujet de son mémoire.
La première caméra poing de l’histoire du cinéma, c’est Abel Gance qui
l’a expérimentée dans son Napoléon pour filmer la bataille de boules de
neige. Elle s’appelait " La Sept ", c’était une caméra avec un magasin
de 7 mètres de pellicule. La particularité des caméras de poing est que
tu peux les décoller de l’œil et les tenir à bout de bras.
Quand j’ai vu arriver ces petites caméras mini DV, qui sont finalement
des caméras de poing, j’ai tout de suite compris qu’on pouvait aussi
les utiliser en caméra " portée ".
(...)
Comment as-tu enseigné aux détenus à tenir une caméra ?
J. G. : Les six premiers mois, je leur montrais des films, je leur
expliquais la caméra et la lumière de façon théorique, très vite, j’ai
dû mettre en pratique. D’abord j’ai expliqué tout le fonctionnement de
la caméra, pas comme à La fémis, mais tout de même, il m’a fallu
expliquer les bases de cet engin. J’ai ramené la caméra à un outil. Je
faisais des comparaisons avec le flingue, parce qu’une caméra, c’est un
flingue. Les exercices de prise en main de la caméra étaient
essentiellement orientés sur la rythmique, l’idée était qu’on
travaillait uniquement sur le plan-séquence. Le plan-séquence te donne
la mesure du temps carcéral. Le point, le diaph étaient en automatique,
ils n’avaient pas à s’en occuper, ni du choix de la focale. Ils ne
touchaient pas au zoom et l’utilisaient comme une focale fixe. Leur
travail était essentiellement basé sur le cadre et le déplacement du
corps lors du plan séquence avec l’appendice caméra, c’était comme un
entraînement de sportifs. Il y a, par exemple, l’exercice du pantalon :
ils doivent cadrer la chaussure avec la caméra tenue à bout de bras
horizontalement au niveau du sol, puis suivre le pantalon dans un
mouvement de grue verticale. Il y avait la feuille de décor de la
cellule avec les barreaux de la fenêtre, il fallait les cadrer en
travelling avant : « Si tu vois les barreaux bouger, ce n’est pas bon !
» ...
Je leur apprenais à avoir une bonne stabilité, à filmer des lignes
horizontales et verticales, les courbes, le corps, la main, la caméra
poing, pour qu’ils s’approprient l’outil, chacun avec leur respiration,
et leur vécu corporel. Ce qui est fondamental dans la caméra portée,
c’est de ramener la caméra au corps. C’est ton corps qui apporte la
note personnelle dans la façon de filmer, j’ai donc entraîné ces
apprentis " cameramen " comme des danseurs de ballet.
Il fallait aussi, dans ce premier temps, découvrir la psychologie des
participants pour pouvoir les aider à se révéler. On parle beaucoup de
technique, mais il y a tout de même l’humain. C’est très lié, le fait
de jouer et de filmer. Pour moi, on est des acteurs derrière la caméra.
Si tu es un bon improvisateur avec une caméra, tu es un bon interprète
devant. La relation filmeur filmé est ce que j’ai voulu essentiellement
développer à travers ce film. J’ai posé les principes de l’expérience
des Baumettes dans ce sens-là.
Comment peuvent-ils avoir autant d’équilibre avec une caméra tenue à bout de bras pendant des plans aussi longs ?
J. G. : Il y a d’abord la façon dont tu saisis la caméra, le choix du
type d’appareil est fondamental. La caméra poing doit être compacte
pour entrer dans le creux de ta main, elle doit faire partie de toi. La
morphologie de la caméra est très importante pour faire ce genre de
chose.
As-tu réglé tes caméras en pensant à un kinescopage final ?
J. G. : Oui, il y a toujours un filtre devant l’objectif pour casser la
texture de la vidéo, et donner de la matière. J’ai tout travaillé avec
deux filtres, des Black Promist 1 et 2, et quelques scènes avec un Fog.
Je les avais déjà expérimentés sur le film de Brigitte Rouän que nous
avions gonflé en 35 mm. Alors quand nous avons commencé 9m2 pour deux,
j’étais au point pour le choix du style photographique.
Pendant le tournage aux Baumettes, je mettais un filtre sur la caméra,
je réglais le diaphragme. Et puis roulez jeunesse ! Les mecs ne
devaient pas s’occuper de l’exposition ou du point, ils avaient
suffisamment à faire !
Mais avant tout, il a fallu construire un studio dans la prison, un
vrai décor de cinéma. Puis il a fallu qu’on se démerde pour se faire
prêter des projecteurs pendant plus de huit mois. Donc on a trouvé des
vieux Cremer à Marseille. Mon soleil, je l’ai fait avec un Cremer de 5
kW ancien modèle qu’on a dû démonter dans la prison pour le remettre en
fonction. Remarque, faire la lumière dans 9 mètres carrés, ce n’est pas
très compliqué. Il y a le jour et la nuit, point final !
Le gros problème c’était la découverte de la fenêtre, il n’y avait pas
assez de recul. On a tendu une toile blanche, c’était un peu bricolo,
mais on n’avait pas le choix. Il y n’avait pas d’électro ni de machino,
on travaillait tous ensemble, l’idée était d’embarquer les détenus avec
nous. Mais parfois ils ne venaient pas. Ils ne voulaient pas bouger,
ils restaient cloîtrés dans leur cellule. Attention, il ne faut pas
oublier qu’ils ont de gros problèmes qui sont évoqués dans le film.
Quels sont les autres exercices que tu leur faisais faire ?
J. G. : Je mettais des bandes de gaffer tape de couleur sur les murs.
Cela formait des sinusoïdes. Ils devaient suivre ces bandes au rythme
d’une musique qu’ils avaient choisie et passer du rouge au jaune puis
au vert et à nouveau au rouge jusqu’à obtenir des mouvements souples.
Quand la cellule a commencé à être en place, il y a eu des exercices à
l’intérieur pour déterminer les angles de prises de vues et se déplacer
dans la cellule avec la caméra au poing.
Comment pourrais-tu différencier la caméra poing et la caméra d’épaule ?
J. G. : La caméra poing ; ton regard n’est pas barré, tu peux regarder
l’autre avec tes deux yeux. Tu sais très bien qu’avec une caméra à
l’épaule, tu n’as plus qu’un œil vivant. Tu es caché. Or dans ce projet
précisément, les protagonistes étaient interprètes et filmeurs. La
difficulté, ce qu’explique bien Alain Cavalier au début de son film Le
Filmeur, c’est de parler et de filmer en même temps. Or, si tu vois 9m2
pour deux, les détenus filment et parlent tout le temps en même temps.
Cela demande un entraînement de dissocier les regards, il faut regarder
l’autre dans les yeux, mais, aussi tu dois surveiller le cadrage dans
l’écran. Les échanges de regards avec ton partenaire de jeu sont
fondamentaux, les coupures de regards sont des éléments dramatiques à
utiliser : silence, changement de ton, panoramique avec la caméra,
déplacement. Tu dois te servir du maniement de la caméra comme des
intentions de jeu. C’est à ce moment-là que tu gères ton dialogue avec
l’image. S’ils avaient eu une caméra à l’épaule, cela n’aurait pas
marché pour cette mise en scène : comment fais-tu pour changer la
caméra de main en conservant une continuité ? Tu as bien vu qu’ils se
prennent la caméra à tour de rôle dans le même plan. Les passages de
caméra en champ contre-champ sont impossibles avec une caméra d’épaule.
Les as-tu entraînés là-dessus ?
J. G. : Evidement ! La façon de saisir l’appareil à pleines mains par
l’objectif sans obstruer le regard est difficile. Les passages de
caméra sont très travaillés, il faut une façon de prendre l’objectif.
Tu dois voir l’autre à travers tes doigts. Le mouvement doit être plus
ou moins rapide suivant l’intention dramatique désirée...
Cela fait partie de la mise en scène.
(...)
Qu’est-ce qu’une caméra pour toi ?
J. G. : La caméra est un objet symbolique. La symbolique, tu la places
où tu veux, comme tu veux. Avec une caméra, tu peux être tendre,
agressif, tu peux t’en servir comme d’une arme ou d’une caresse. La
caméra est un catalyseur d’émotions. Le catalyseur, ce n’est pas
seulement l’outil, mais c’est aussi celui qui s’en sert. Ce n’est pas
un hasard s’il y a un film de référence qui s’appelle L’Homme à la
caméra, et ce n’est pas un hasard si je dis que je suis un filmeur. Un
filmeur, c’est quelqu’un qui a une relation avec l’autre à travers
l’outil caméra. C’est une relation privilégiée. La caméra, c’est un
outil symbolique qui te permet d’avoir cette relation privilégiée avec
les autres. Cette relation filmeur-filmé, je l’ai sublimée dans ce
travail de 9m2 pour deux. Si j’ai fait cette expérience sur l’acte de
filmer, c’est pour m’interroger sur le rapport filmeur-filmé qui est
quand même pour nous, praticiens de la caméra, notre première
préoccupation. Aux Baumettes, nous les avons conduits à interpréter
cette situation avec la caméra.
(...)
* Le Dogme est un acte politique et provocateur contre l’académisme et l’économie du cinéma américain.
** La Le Blay, datant de 1925, est une caméra 35 mm, avec une tourelle à deux objectifs et des magasins pouvant contenir 30 mètres de film. Sa " sœur ", la Bidru, peu connue sous ce nom mais plus courante, date de 1930 : ses magasins font 60 m, sa tourelle a trois objectifs, elle est constituée d’un moteur mécanique. Toutes deux sont munies d’un viseur dit " viseur sportif ", qui est un viseur clair. Cette caméra reste relativement encombrante car de morphologie anguleuse. Parallélépipède métallique, elle est assez lourde : on la tient à la force des bras devant son œil.